LA VOIE DES MOTS
Cela se passa dans une petite ville du berceau de l' hitlérisme.
Une dose supplémentaire de souffrance venait d'arriver.
Une file de Juifs avançait sous escorte dans la banlieue de Munich et une adolescente eut un geste impensable : elle tenta de marcher avec eux. Les soldats l'expulsèrent et la jetèrent à terre. Mais elle se releva et recommença.
Il faisait chaud, ce matin-là.
Encore une belle journée pour un défilé.
Après avoir traversé plusieurs agglomérations, les soldats et les Juifs atteignirent Mokhing. Peut-être avait-on besoin de main-d’œuvre au camp, ou bien plusieurs prisonniers étaient-ils morts. Toujours est-il qu'un groupe de Juifs épuisés était emmené à pied vers Dachau.
Comme toujours, Liesel se précipita rue de Munich avec les badauds habituels.
* * *
«Heil Hitler! »
Le salut du premier soldat lui parvint de loin et elle fendit la foule dans sa direction pour atteindre le cortège. Cette voix l'étourdit. Elle changeait l'immensité du ciel en un plafond bas sur lequel les mots rebondirent avant de retomber aux pieds boitillants des Juifs.
Leurs yeux.
Ils regardaient la rue et, quand Liesel trouva un bon poste d'observation, elle s'arrêta et les dévisagea un par un, tentant de retrouver les traits du Juif qui avait écrit L'Homme qui se penchait et La Secoueuse de mots.
Des cheveux comme des plumes, pensait-elle.
Non, comme des brindilles. C'est plutôt à ça qu'ils ressemblaient quand il ne les avait pas lavés. Cherche des cheveux comme des brindilles, une barbe comme du petit bois et un regard humide.
Dieu, qu'ils étaient nombreux !
Tant de regards mourants et de pieds raclant le sol.
Finalement, ce ne fut pas à ses traits qu'elle reconnut Max Vandenburg, mais à son comportement, car lui aussi cherchait quelque chose du regard. Avec une intense concentration. Les yeux de Liesel se posèrent sur le seul visage tourné franchement vers les badauds allemands. Il les détaillait avec une telle attention que les voisins de la voleuse de livres le remarquèrent et le désignèrent du doigt.
« Mais qu'est-ce qu'il regarde, celui-là? » demanda une voix masculine à ses côtés.
La voleuse de livres fit un pas en avant.
Jamais mouvement n'avait été si pesant. Jamais son cœur n'avait été empreint d'une telle détermination dans sa poitrine d'adolescente.
Elle s'avança et déclara tranquillement : «Il me cherche.»
Sa voix faiblit et retomba. Elle dut aller l'extirper du fond d'elle-même pour réapprendre à parler et crier son prénom.
Max.
«Je suis ici, Max ! »
Plus fort.
«Max, je suis ici!»
Il l'entendit.
MAX
VANDENBURG, AOÛT 1943
Ses cheveux étaient des brindilles, comme Liesel
l'avait pensé, et son regard humide se dirigea vers elle
par-dessus les autres Juifs. Quand il l'atteignit, il se fit
suppliant. Sa barbe caressa son visage et sa bouche frémit
au moment où il prononça le mot. Son prénom. Liesel.
Liesel se dégagea de la foule et entra dans la marée humaine des Juifs. En se faufilant parmi eux, elle parvint à saisir le bras de Max avec sa main gauche.
Elle trébucha et le Juif, le sale Juif l'aida à se relever. Il dut y mettre toutes ses forces.
«Je suis ici, Max, répéta-t-elle, je suis ici.
—Je n'arrive pas à y croire... » Les mots s'écoulaient lentement des lèvres de Max Vandenburg. « C'est fou ce que tu as grandi. » Ses yeux reflétaient une immense tristesse. «Liesel... ils m'ont pris il y a quelques mois. »
Sa voix se brisa, mais elle se traîna vers Liesel. «À mi-chemin de Stuttgart. »
Vu de l'intérieur, le défilé de Juifs était un terrible entrelacs de bras, de jambes et d'uniformes en loques. Aucun soldat n'avait encore aperçu Liesel, mais Max la mit en garde. «Il faut me laisser, Liesel. » Il tenta même de la repousser, mais elle était solide. Ses bras affamés ne purent l'empêcher de continuer à avancer parmi la saleté, la faim et la confusion.
Elle fit ainsi un certain nombre de pas, puis un soldat 1' aperçut.
«Hé ! s’écria-t-il en pointant son fouet dans sa direction. Hé, qu'est-ce que tu fais là ? Dégage !
Voyant qu'elle l'ignorait, l'homme fendit l'épaisseur du cortège, en repoussant les prisonniers de part et d'autre, le bras tendu en avant. Parvenu devant Liesel, il la toisa. Elle remarqua alors l'expression tétanisée de Max Vandenburg. Elle l'avait déjà vu effrayé, mais jamais ainsi.
Le soldat la saisit brutalement par ses vêtements.
Elle sentait ses phalanges dures et le bout de ses doigts qui lui rentraient dans la peau. « J'ai dit : dégage ! ordonna-t-il. Il la tira de côté et la projeta contre le mur de badauds. Il commençait à faire chaud. Le soleil brûlait le visage de Liesel. Elle s'était retrouvée les quatre fers en l'air, mais elle se releva. Elle attendit un peu que la douleur se calme, puis se mêla de nouveau au cortège.
Cette fois, elle se fraya un chemin à partir des derniers rangs.
Elle apercevait devant elle les cheveux de Max. Elle avança dans cette direction.
Elle ne tendit pas la main vers lui, mais s'arrêta.
Quelque part au fond d'elle-même se tenaient les âmes des mots. Elles franchirent ses lèvres et se tinrent à ses côtés.
« Max », dit-elle. Il se retourna et ferma les yeux un instant, tandis qu’elle poursuivait : «Il était une fois un petit homme bizarre. » Elle avait les bras ballants, mais les poings serrés. «Il était aussi une secoueuse de mots. »
L'un des Juifs qui marchaient vers Dachau avait maintenant cessé d'avancer.
Il restait immobile tandis que les autres le contournaient, l'air morose, le laissant seul. Son regard vacillait et c'était extrêmement simple. Les mots passaient de la jeune fille au Juif. Ils montaient jusqu' à lui.
Lorsqu' elle reprit la parole, ce fut pour poser des questions. Elle refusa de laisser couler les larmes qui lui brûlaient les paupières. Mieux valait avoir une attitude fière et résolue. Laisser les mots faire tout le travail. « "Est-ce vraiment vous ? demanda le jeune homme", dit-elle. "Est-ce de votre joue que j'ai tiré cette graine ?" »
Max Vandenburg restait debout.
Il ne tomba pas à genoux.
Les gens, les Juifs, les nuages, tous s'arrêtèrent et observèrent ce qui se passait.
Max regarda la jeune fille, puis leva les yeux vers l'immensité bleue du ciel superbe. Ici et là, de larges rayons de soleil tombaient sur la route. Les nuages repartirent, non sans arrondir le dos pour regarder derrière eux. « Quelle journée splendide », murmura-t-il tristement. Une belle journée pour mourir. Une belle journée pour mourir ainsi.
Liesel s’avança vers lui. Elle eut le courage de prendre dans ses mains son visage barbu. «Est-ce vraiment vous, Max ? »
Une belle journée allemande, avec sa foule attentive.
Il s'autorisa à déposer un baiser au creux de sa paume. « Oui, Liesel, c'est moi. » Il prit sa main et mouilla de ses larmes les doigts de Liesel, tandis que les soldats s'approchaient et qu'un petit groupe de Juifs insolents avaient cessé d'avancer et regardaient.
Max Vandenburg reçut les coups de fouet debout. « Max », gémit Liesel.
Puis elle continua pour elle-même, en un monologue muet, pendant que les soldats l'entraînaient.
Max.
Boxeur juif.
Maxi Taxi. C'est comme ça que votre ami vous appelait à l'époque où vous vous battiez dans les rues à Stuttgart. Vous vous souvenez, Max ? Vous me l'avez raconté. Je n'ai rien oublié.
C'était vous, le garçon aux poings durs, et vous disiez que vous enverriez un direct à la figure de la Mort quand elle viendrait vous chercher.
Vous vous souvenez du bonhomme de neige, Max ? Vous vous souvenez ?
Dans le sous-sol ?
Vous vous souvenez du nuage blanc au cœur gris ? De temps en temps, le Führer vient voir si vous êtes
là. Vous lui manquez. Vous nous manquez à tous. Le fouet. Le fouet.
Le soldat continuait à abattre son fouet, qui atteignit le visage de Max. Il lui cisailla le menton et lui entailla la gorge.
Max s'effondra. Le soldat se tourna vers la jeune fille. Sa bouche s'ouvrit. Il avait des dents d'une blancheur éblouissante.
Soudain, elle eut un flash. Elle revit le jour où elle avait voulu en vain être frappée par Usa Hermann, ou par Rosa, à qui on pouvait pourtant toujours faire confiance pour ce genre de choses. Cette fois, elle ne fut pas déçue.
Le fouet lui lacéra l'épaule au niveau de la clavicule et atteignit l'omoplate.
«Liesel ! »
Elle reconnaissait cette voix.
Tandis que le soldat levait de nouveau le bras, elle aperçut Rudy Steiner parmi la foule. Il l'appelait. Elle distinguait son visage épouvanté et ses cheveux jaunes. «Liesel, sors de là ! »
La voleuse de livres ne bougea pas.
Elle ferma les yeux et le fouet la cingla de nouveau, encore et encore, jusqu'à ce que son corps s'effondre sur la chaussée, dont elle sentit la chaleur contre sa joue.
D'autres mots lui parvinrent, prononcés cette fois par le soldat.
«Steh'auf.»
Cette injonction laconique ne s'adressait pas à elle, mais au Juif. Le soldat la compléta. «Debout, Juif de merde, debout, debout ! »
Max se redressa.
Encore une autre pompe, Max.
Encore une autre pompe sur le sol glacé du sous-sol.
Les pieds de Max se mirent péniblement en marche. Ses jambes flageolaient et il passa ses mains sur les arques du fouet pour tenter d'adoucir la douleur cuisante. Quand il essaya de chercher Liesel du regard, le soldat appuya les mains sur ses épaules ensanglantées et le poussa en avant.
Rudy arriva. Il plia ses longues jambes et se tourna vers la gauche.
«Tommy, amène-toi et viens m'aider, s'écria-t-il. Il faut la relever. Dépêche-toi!» Il souleva la voleuse de livres par les aisselles. «Viens, Liesel, il faut sortir de là!»
Quand elle fut capable de se redresser, elle regarda les visages figés des Allemands, leur expression choquée. Elle s'effondra à nouveau. Pas longtemps. La joue lui brûlait, là où elle avait heurté le sol.
Au loin, sur la chaussée, elle aperçut dans un brouillard les jambes et les talons du dernier Juif marchant vers Dachau.
Elle avait le visage en feu, et ses bras et ses jambes la faisaient souffrir — un engourdissement à la fois douloureux et épuisant.
Elle se releva une dernière fois.
Avec obstination, elle se mit à marcher, puis à courir dans la rue de Munich pour tenter de rattraper Max Vandenburg.
«Liesel, qu'est-ce que tu fabriques ?»
Elle se mit hors de portée des paroles de Rudy et ignora les regards des badauds. La plupart d'entre eux se taisaient. Des statues au cœur battant. Peut-être des spectateurs à la dernière étape d'un marathon. Les cheveux dans les yeux, Liesel appela de nouveau. «Max, par pitié !»
Elle fit ainsi une trentaine de mètres et, juste au moment où un soldat allait se retourner, elle fut plaquée au sol. Rudy l'avait saisie par-derrière au niveau des genoux. La volée de coups qu'il reçut en retour fut acceptée sans broncher, comme si c'étaient des cadeaux. Les mains et les coudes osseux de Liesel ne suscitèrent chez lui que quelques gémissements étouffés. Il la laissa lui couvrir le visage d'une brume de postillons et de larmes. Et surtout, il parvint à la maintenir à terre.
Rue de Munich, un garçon et une fille étaient emmêlés.
Ils se trouvaient dans une position tout à fait inconfortable.
Ensemble, ils regardèrent les humains disparaître à leur vue. Ils les regardèrent se dissoudre comme des comprimés effervescents dans l’atmosphère humide.